Elephant & Castle

the band, the music, the albums

Une histoire vraie

Elephant & Castle, ou l’histoire vraie, heureuse et méconnue d'un groupe surdoué qui a cassé les codes du prog.

Au début des années 1990, Elephant & Castle avait bouleversé l’ordre établi du rock progressif. En France, ce genre musical, boudé par les médias, se recroquevillait sous les préceptes d’un néoprog anglais aux accents hard rock et se morfondait sous la tutelle d’un progressif français hérité des chansonniers. D’un côté, il aurait fallu du cuir et des solos de guitare ; de l’autre des chansons à textes et des origines rurales. Les références s’appelaient Marillion et Ange, que plus aucun groupe n’osait dépasser. Le progressif s’était figé dans son passé glorieux, celui de King Crimson, Yes et Genesis.

En déboulant sur la scène parisienne fin 1991, Elephant & Castle avait brisé les codes. Son rock exigeant gonflé aux énergies de Led Zeppelin, Queen ou Alice Cooper, avait persuadé les amateurs du genre que le progressif était enfin entré dans une nouvelle phase. « Elephant & Castle a inventé la musique qui devrait ouvrir les portes des radios au rock progressif », avait osé le fanzine Blue Angel début 1992. Quelques semaines plus tard, en programmant le titre Between Now and Then dans son émission du soir « Colors » sur RTL, radio la plus écoutée de France, Francis Zégut allait donner raison à cette prophétie.

Une histoire vraie

La déflagration part d’une poignée de concerts donnés début 1991 dans quelques petites salles parisiennes. Avertis par le bouche à oreille entre fans, trois journalistes du fanzine Varia, bible du progressif en France, étaient ressortis subjugués. On n’en était pas encore aux vidéos tournées sur smartphone qu’on likait sur les réseaux sociaux : on faisait confiance à ceux qui avaient vu, entendu, « influenceurs » avant l’heure. En les voyant sur scène, les trois rédacteurs avaient eu une révélation : avec ses titres qui osaient le format pop, Elephant & Castle écrivait l’avenir. Enfin, un prog désinhibé, renouvelé, libéré !

Extravagances

Elephant & Castle jouait à l’énergie, enchaînait ses titres au galop, au culot, à la poigne. Les spectateurs avaient découvert un concentré de fougue rock et de subtilité progressive. Des morceaux courts sans répétition, sans solos interminables. Une musique ramassée sans aucun moment de vide, d'ennui ou d'inutile. Des mélodies graciles et entêtantes. Cinq musiciens pour un vrai groupe, soudé, heureux et éternel, mené par un chanteur dont la voix cabriole, rage et murmure. Stein avait le sens du show. Tous compareront son charisme et ses extravagances à ceux des plus grands : Peter Gabriel, Freddie Mercury. Pour ne rien gâcher, Stein irradiait de cette beauté androgyne qui fascine les foules depuis les débuts du rock. Elephant & Castle répondait à la critique adressée à cette époque par le magazine Best et son journaliste Hervé Picart aux groupes français de progressif qui feraient « passer l'ouvrage avant la rage ». Quelques articles plus tard et la renommée du groupe avait débordé comme le lait sur le feu. Inarrêtable.

Edouard Poujaud, Avedis, Jean-Luc Gonson, Stein (Marseille, 1986)

Edouard Poujaud, Avedis, Jean-Luc Gonson, Stein (Marseille, 1986)

Elephant & Castle était né quelques années plus tôt entre Marseille, ville natale de ses deux fondateurs, et Londres où il avait trouvé son nom.

Edouard Poujaud et Patrice Steinberger (nés en 1965) se rencontrent en 1976 au collège Vauvenargues à Aix-en-Provence en classe de sixième. Ils ont 11 ans, aucun des deux n’a jamais touché un instrument. Ils ne savent même pas lire une note de musique. Parce qu’à cette époque les garçons ne rêvent plus de devenir chevalier ou cowboy mais rock star, ils décident de monter un groupe, avec pour armes leurs guitares. Patrice, ado hyperactif, décide de devenir batteur, Edouard, plus calme, guitariste. 

"I'm Eigtheen"

Déjà, les deux amis s’inventent une mythologie. La musique, ce sera à la vie, à la mort. Tout y sera consacré : argent de poche, vacances, loisirs, discussions, pensées, cadeaux de Noël. Ils enchaînent les petits boulots pour s’acheter leurs instruments. Deux autres élèves les rejoignent pour compléter le groupe : Jean-Luc Gonson aux claviers et un bassiste dont ne subsiste que le prénom dans cette histoire, Théo. Ils baptisent leur groupe Vision. Ils ne veulent jouer que leurs chansons. Pas question de faire comme Sous-Sol, le groupe rival du collège qui joue des reprises de Téléphone et dont ils se moquent ouvertement. Parce que Marseillais à l’accent méridional assumé, Patrice et Edouard se distinguent au milieu des Aixois dont ils détestent les manières bourgeoises. Leurs parents à eux sont employés, artisans ou entrepreneurs indépendants.

La musique est devenue leur obsession. Quand ils atteignent l'âge de la majorité, Edouard, Patrice et Jean-Luc plaquent tout et embarquent pour Londres.

Premier concert, Vitrolles 1985. Debout : Stein. Au centre, aux claviers : Jean-Luc Gonson. Assis à droite : Edouard Poujaud.

Premier concert, Vitrolles 1985. Debout : Stein. Au centre, aux claviers : Jean-Luc Gonson. Assis à droite : Edouard Poujaud.

Debout à la proue du ferry Sealink qui traverse la Manche, dans le vent glacé de décembre, ils ont relevé le col de leur veste. Patrice Steinberger écoute à fond I’m Eighteen d’Alice Cooper sur son Walkman. Il vient d’avoir 18 ans et l’Angleterre est en vue. L’année 1983 tire à sa fin. Les trois jeunes hommes ont mis quelques fringues dans un sac, emballé dans une malle leurs instruments, pris un train puis un deuxième, un bateau, un autre train pour rallier Londres : Patrice, Edouard et Jean-Luc laissent derrière eux une France où le rock des Bérurier Noir, de Trust a bien du mal à percer sous la variété d’Indochine ou de Goldman. Ce sera bientôt le triomphe des niaiseries du Top 50. La capitale anglaise, même humide et pluvieuse, est un eldorado musical. Les trois garçons croient en leur destin. Londres sera leur rite initiatique, l’endroit et le moment où ils comprendront que tout retour en arrière est impossible.

C’est Edouard qui a eu l’idée de ce départ. Il était parti en repérage à l’été 1983 et a embarqué les autres à l’automne. Pas besoin d'argumenter, Patrice et Jean-Luc étaient convaincus qu’il fallait partir pour naître. En arrivant dans la capitale anglaise, ils avaient tout de suite trouvé boulot et logement. Ils travaillent comme plongeur, portier ou homme de ménage à l’Enterprise Hotel à Earl’s Court pour 200 £ par mois. Ils logent à Railton road à Brixton dans un squat géré et habité par des exilés politiques et des artistes sud-africains. Enfin, avec un chanteur américain métis qui porte chapeau melon et se fait appeler Gypsy, ils répètent au Snow White Squat Center dans un quartier de la rive droite de la Tamise connu sous le nom de… Elephant and Castle.

Rare photo de Jean-Luc Gonson. Ici en 1985

Rare photo de Jean-Luc Gonson. Ici en 1985

Leur vie est précaire, ils se débrouillent pour récupérer de la nourriture dans les restes des restaurants, pour trafiquer les cabines téléphoniques avec une baleine de parapluie et appeler gratuitement la famille en France. Et parce qu’il faut bien goûter à tous les clichés du rock, ils testent des drogues diverses.
Ils donnent des concerts. L’histoire retiendra que le groupe a joué son tout premier show au Frontline Theater. Personne ne peut en donner la date. « On a joué à 200 à l’heure, on avait sniffé du speed », se souviennent-ils seulement.

Contrechamps mélodiques

Mais surtout Patrice Steinberger et Edouard Poujaud écrivent et composent. C'est à Londres que les deux amis d’enfance mettent au point une méthode de travail qui donnera naissance à quasiment tous les titres d’Elephant & Castle : le guitariste trouve un thème sur lequel le batteur (qui n’est pas encore chanteur) compose une mélodie (et inversement). Ils passent parfois des heures à faire décoller un passage, à trouver un enchaînement, à parfaire un refrain. Les séances sont souvent épuisantes, mais fructueuses. Quelquefois stériles. Patrice et Edouard, à force de perfection, travaillent lentement et ne produisent qu’une poignée de titres par an. Eux, qui n’ont jamais fait de reprises, sont obligés d’inventer toute leur palette de techniques et de savoir-faire. Mais parce que la guitare d’Edouard Poujaud, fan de Led Zeppelin, est accordée comme celle de Jimmy Page en open tuning, elle ouvre des contrechamps immenses à la mélodie. La note aigüe des accords d’Edouard suggère des ouvertures que Patrice, tout au long de leur collaboration, saura à merveille découvrir et exploiter.
C’est Edouard qui force le groupe à rechercher vaille que vaille la perfection. C’est Patrice qui aura le don de trouver des mélodies à tube. À Londres, les deux amis deviennent les co-leaders de leur formation. « Le groupe ne pouvait tenir que si nous étions d’accord », formulent-ils plus tard. Ces fondations ne bougeront plus.

Stein, chant, claviers... et flûte traversière

Stein, chant, claviers... et flûte traversière

À l'automne 1984, la police a fermé leur squat londonien. Impossible de trouver un autre logement gratuit malgré leurs tentatives d’effraction de maisons vides qui leur vaut plusieurs arrestations et autant de nuits au poste. Il est temps de rentrer au pays. Au chaud. Edouard Poujaud, Patrice Steinberger et Jean-Luc Gonson retrouvent Marseille. Plus exactement la ville voisine, Fos-sur-Mer plus connue pour son industrie que pour ses plages. Le chanteur Gypsy est resté à Londres. Patrice décide de prendre sa place. Quitte à écrire toutes les mélodies et les paroles, autant les chanter. Ils recrutent un bassiste, Ronan Paris et un batteur, Jean-Jacques Nersessian. Ce dernier est fan de jazz-rock en général, de Toto en particulier.

Clichés progressifs

Ils baptisent le groupe Hurlevent et enregistrent leurs premières chansons au studio Cactus à Marseille : Le Dormeur du Val, K’ssé, Terre Humide et For Sale. Quatre titres où les changements de thèmes, les breaks, les envolées et solos de guitares ou claviers se succèdent toutes les minutes. Glockenspiel, guitare acoustique, mellotron. Un concentré de clichés progressifs qu’on ne peut réécouter aujourd’hui qu’avec sourire bienveillant ou consternation agacée. A Vitrolles en juin 1985, le groupe donne son premier concert. Le premier de Patrice Steinberger au chant. Edouard Poujaud porte les cheveux longs, un collier de barbe, et joue assis de la guitare et de la mandoline. Patrice est maquillé, costumé et joue de la flûte traversière. On croit voir Steve Hackett et Peter Gabriel. L’influence de Genesis est éclatante.

Hurlevent répète en file indienne dans la chaufferie d’un immeuble, un local de 4 mètres sur 1,5 mètre. Il se sent à l’étroit à Marseille. Après Londres, il faut une autre capitale à son ambition.

Bandes master des premiers enregistrements (1985). Tous les autres masters d'E&C ont été perdus.

Bandes master des premiers enregistrements (1985). Tous les autres masters d'E&C ont été perdus.

À Paris, où il s’installe fin 1985, le groupe repart sur de nouvelles bases. D’abord un nouveau nom : Elephant & Castle pour rappeler le terreau londonien où il a germé. Ensuite des paroles en anglais parce que « le rock est anglais comme le flamenco est espagnol », expliquera Patrice en interview. Et puis des règles de travail strictes : deux répétitions hebdomadaires, des dépenses financières partagées, l’accord de tous sans réserve afin que toute nouvelle composition intègre le répertoire, l'interdiction de refuser un concert. Chacun a trouvé un boulot, dans l’hôtellerie, la restauration pour bosser à mi-temps ou de nuit : autant de temps réservé à la musique, au groupe, à leurs rêves. Indéfectibles.
Elephant & Castle compose, répète, enregistre. Et écume les maisons de disques, les labels, à Paris et à Londres où Patrice et Edouard se rendent fréquemment pour distribuer leurs démos. Quand Peter Gabriel, Genesis, Yes ou Queen passe en concert, Patrice est au premier rang et ne manque jamais de jeter une cassette démo aux pieds de Phil Collins ou Freddie Mercury. A force, son lancer devient très précis.

Peu à peu, Elephant & Castle fait son trou et attire l’intérêt des tourneurs et des producteurs. En 1986, SOS Racisme le programme pour son grand concert du 14 juin à la Bastille. La veille au soir, en rentrant de répétition, Jean-Jacques Nersessian a un accident de moto. Genou fracturé, un mois d’hosto, annulation, regrets. Les déboires sont nombreux, comme autant d’épreuves qui renforcent la volonté du groupe. 

Un manager véreux qui prétend être l’héritier des guitares Ibanez puisqu’il porte le même nom. L’individu flambe à coups de billets de 500 F. Il véhicule les cinq musiciens en limousine, leur colle aux basques des gardes du corps et étanche tout le monde au champagne. Son petit manège dure un an. Le groupe est d'abord impressionné et séduit par le personnage. Mais quand, un jour au ministère de la culture où il a ses entrées, Ibanez propose d’organiser un grand concert pour les sourds, Elephant & Castle comprend qu’il a affaire à un vrai dingue et coupe les ponts, malgré le contrat de management à vie (!) qu’il a signé.

Le rock est une aventure

Une annonce de casting d’une société de production qui cherche un groupe rock. Et Elephant & Castle auditionne pour tenir le rôle des Rapetous à Disneyland qui va ouvrir quelques mois plus tard. Ils en rigolent encore.

Une tournée organisée dans le sud en janvier 1987 qui tourne à la retraite de Russie. Cet hiver-là, la Provence est sous la neige. Il fait -10° à Marseille. La glace paralyse le sud vers lequel Elephant & Castle roule en camion. Plus ils approchent de Marseille, plus les musiciens ont froid. Les bouteilles d’eau gèlent dans l’habitacle. Pour faire repartir le véhicule qui s’est arrêté, ils font du feu sous le moteur. Quand ils arrivent à Marseille, c’est l’apocalypse : la ville est bloquée par des centaines de voitures abandonnées dans la neige par leurs conducteurs découragés et gelés. Tous les concerts sont annulés.

Un producteur d’une maison de disques intéressé par le potentiel mélodique du groupe et qui lui fait travailler sur un titre. Il exige un texte en français. Puis un tempo lent. Puis des arpèges de guitare. Puis un solo de sax. À chaque fois Elephant & Castle s’exécute. La chanson est titrée Seconde Classe. Elle est sirupeuse et niaiseuse. Le groupe n’y gagne rien si ce n’est le dégoût de lui-même. Il se jure qu’on ne l’y reprendra plus. 

Désormais, il n’écoutera plus que ses convictions et ses envies. On l’acceptera tel qu’il est ou pas du tout. Elephant & Castle veut se reconnaitre en tout ce qu’il entreprend.

Rémy Hennequin et Ronan Paris

Rémy Hennequin et Ronan Paris

En 1987, Jean-Luc Gonson quitte le groupe qu’il a contribué à fonder. Il n’y croit plus. Il rentre à Marseille. Aux claviers, il laisse sa place à Rémy Hennequin, pianiste de formation classique et fan de Deep Purple, recruté par petite annonce punaisée au magasin Star’s Music à Pigalle : « Groupe influence Yes Genesis cherche claviers ». Rémy passe l’audition au studio de répétition d’Elephant & Castle à Joinville-le-Pont sur The Game Of The Goose.
Un an plus tard, Ronan Paris et Jean-Jacques Nersessian sont virés. A l'issue du concert de la Fête de la musique, ils étaient partis boire des coups en laissant les trois autres ranger le matériel. Chez Elephant & Castle on partage tout — le chargement du camion, les bières — ou rien.
Le groupe recrute Alain Marquès, bassiste élevé au funk et au reggae qui demande si ça dérange d'embaucher un musicien aveugle. Non, bien sûr.

Le cœur sur la table

Jean-Jacques reviendra en répondant à l’annonce publiée dans Libération. Il est LE batteur d’Elephant & Castle, conviennent-ils tous quand il auditionne. Sa frappe puissante, toujours en fond de temps, assied le groupe et permet à Edouard, qui n’est pas un guitariste rythmique, d’être calé. Son utilisation forcenée des cymbales donne beaucoup de brillant à la musique. Alain Marquès et lui forment une section rythmique qui régulera tous les enthousiasmes ou les désaccords du groupe. Ils ont toujours fait basculer les décisions dans le bon sens, reconnaitront plus tard les autres. C’est eux qui débloquent une composition quand elle n’avance plus ou qui mettent fin aux désaccords et mésententes de la vie quotidienne.

Sieste au fond du camion en tournée : Edouard Poujaud et Rémy Hennequin

Sieste au fond du camion en tournée : Edouard Poujaud et Rémy Hennequin

Elephant & Castle est dès lors une histoire « vraie ». Un vrai groupe, pas une réunion de musiciens. « Chacun y apporte son cœur et ses tripes qu’il pose sur la table », illustrera Rémy. Tous ont plaisir à jouer tous les morceaux, qui sont crédités par tous les musiciens. Personne ne se force. Ils sont toujours ensemble et ne parlent, ne vivent que musique. Ils travaillent tout le temps, boulot professionnel, compositions, répétitions. Ils se souviennent ne dormir que quelques heures par nuit mais n’avoir jamais été fatigués. La période est profondément heureuse.

Objectif : un album. Le premier. Jeter à la face du monde ses chansons, proclamer son talent. Elephant & Castle avait enregistré une quinzaine de titres démos entre 1987 et 1990. Dans les maisons de disques, les directeurs artistiques remarquaient bien la personnalité du groupe. Mais tous sentaient aussi qu’ils ne pourraient pas le remodeler. L’époque est au débat sur la place de la chanson française à la radio (la loi sur les quotas de chanson française sera adoptée en 1994), au rock français façon Mano Negra ou Noir Désir, à la confirmation du rap hexagonal avec NTM, IAM ou MC Solaar. Ils changeront la face de la musique en France. L’industrie de la musique ne laisse pas de place à d’autres genres.
Elephant & Castle attend dans les antichambres des labels. Chez Real World, le studio de Peter Gabriel, à Bath en pleine campagne anglaise, le producteur Basil Anderson qui avait vus arriver Patrice et Edouard trempés, leur avait quand même offert « café, réconfort et encouragements », se souviennent-ils avec gratitude.

Le premier album

Le déclic viendra de la scène : en 1991, quand Elephant & Castle joue sa poignée de concerts du début d’année, tout se débloque. La presse spécialisée fait au groupe une réputation qui arrive aussitôt aux oreilles des labels prog. Vite, en mai 1991 au studio Robespierre à Saint-Ouen, Elephant & Castle enregistre une démo de six titres qui convainc deux labels. Chacun propose un contrat. Le groupe aurait voulu un contrat de production, rentrer en studio avec un producteur qui aurait joué les directeurs artistiques. Mais le label Ugum, à Bordeaux, décide de publier la démo tel quel malgré ses défauts, notamment l’accent de Patrice, qui lui sera reproché. Mais au fond, si l’Anglais est une langue internationale qui peut être chantée avec l’accent cockney, de Manchester ou de Bristol, alors pourquoi pas avec l’accent français.

D’accord, on tope là avec Ugum : le contrat est signé et le groupe s’engouffre dans cet appel d’air, c’est son moment. Un ami peint une couverture d’album, une autre dessine un logo, on choisit des photos, on tape les textes des chansons. Tous transforment leur nom : on s'appellera Stein, R.P.P. Hennequin, Don Marquès, Avedis sur la pochette de l’album. Elle sera sobre et verte, la couleur préférée d’Edouard Poujaud.
« The Green One », tiré à 1000 exemplaires, sort le 6 novembre 1991. Dès lors tout va très vite. C’est leur grande accélération de l’histoire. L’album est écoulé en deux semaines, la maison doit presser 1000 autres CD. Les articles de la presse spécialisée d’Europe pleuvent : France, Italie, Allemagne, Pologne, Angleterre, Pays-Bas. La presse nationale française tend l’oreille : Télérama, Libération. Les radios programment Between Now and Then : RTL donc, Ouï FM, les radios indé.
Les critiques — pas toutes positives — s’accordent sur son sens mélodique, sa concision, les talents de son chanteur. Par ses chansons qui ont le don rare d’aller à l’essentiel et ses paroles qui évitent les foutaises habituelles du progressif (elfes, fontaines magiques ou arc-en-ciels) mais racontent la vie quotidienne, Elephant & Castle renouvelle les propositions du prog. Le groupe est comparé à IQ, Rush, Saga, les cadors du moment.

Une histoire vraie

1992 sera consacrée aux concerts. Elephant & Castle monte une équipe, une vraie. Un manager, un attaché de presse. Deux roadies, un sonorisateur, un régisseur lumière sont réquisitionnés parmi les proches. Les amis, les familles aident aux affiches, tracts, transports. Un fan-club, « On est tous des Éléphants », qui publiera lettre d’info mensuelle et fanzine annuel trois années durant, remue le microcosme (et consigne anecdotes et détails qui nourrissent cette bio). Elephant & Castle embarque tout ce monde dans un camion de livraison sans confort prêté par des amis : 25 concerts en 1992. Bars, petites salles, théâtres, magasins Fnacs, festivals à Paris, en banlieue, en province. En première ou deuxième partie. Elephant & Castle ne néglige aucune invitation, aucune occasion de se produire. Et partout le même accueil : des fans qui ont écouté l’album et qui sont venus avec des potes. Lesquels repartent conquis.

Sans peur

L’apothéose est atteinte en avril 1992 à Paris et Lille en première partie de Pendragon, l’un des phares du rock progressif anglais de l’époque qui a invité les Français à ouvrir les concerts de sa tournée hexagonale. Elephant & Castle était bouillant. Pendragon ne lui avait laissé que 10 minutes de balance. L’ingénieur du son, Frédéric Pierre, avait rassuré le groupe : il ferait les niveaux sur le premier titre Bombs. Edouard en particulier (qui redoutait la scène parce qu’il changeait d’accordage sur chaque chanson), et les autres musiciens n’avaient pas eu le temps d’avoir le trac et avaient délivré une prestation parfaite. La presse venue voir les vedettes anglaises n’avait eu d’yeux que pour la première partie française : le lendemain, le quotidien régional La Voix du Nord consacrait une demi-page à Elephant & Castle, groupe « qui fascine littéralement son public ».

Une histoire vraie

Les autres concerts de la tournée The Green One n’avaient pas tous été aussi éclatants, mais tous avaient laissé leur lot de souvenirs heureux chez les spectateurs et chez les musiciens. Elephant & Castle, Stein en particulier, aimait la scène. Le chanteur se transfigurait quand les lumières de la salle s’éteignaient et que la poursuite le cueillait, lunettes noires, visage impassible avant l’explosion des premiers mots du premier couplet. Costumé, grimé, il oubliait tout, jouait souvent en état second. Il tenait l’essentiel des ficelles du show : déguisements, feux d’artifice, adresses au public. Stein courait, virevoltait, grimpait, tombait, haranguait, hurlait, cabriolait. Les autres pouvaient compter sur lui. Lui pouvait s’appuyer sur eux. Très souvent, les shows atteignaient une intensité inédite. Tous les articles écrits dans le sillage de ces concerts en témoignent.

A la fin de la tournée, en octobre 1992, Elephant & Castle décide de retourner en studio. Il faut battre le fer quand il est chaud : le groupe veut consacrer l’année 1993 à la recherche d’un contrat avec une major. Mais le 27 octobre, quatre jours avant une session d’enregistrement, Rémy Hennequin quitte le groupe. Depuis quelques mois, il s’y sentait mal à l’aise parce que ses idées musicales y avaient de moins en moins de place. L’âme d’Elephant & Castle, incarnée par Edouard et Stein, venait d’encaisser une grande secousse à l’écoute d’Achtung Baby de U2. Edouard Poujaud voulait ce son et rajoutait de plus en plus de synthétique dans ses cordes. Un jour, il était arrivé en répétition avec une guitare-synthé qu’il venait d’acheter, une trouvaille pour lui, une concurrence pour Rémy. Les sons du clavier se chevauchaient désormais avec ceux de la guitare. Rémy était parti discrètement, sans coup de gueule, sans effusion. Délicat jusqu’au bout. A regret parce qu’il quittait des amis, mais sans chagrin musical.

Remusclé

Elephant & Castle, désormais à quatre, prend le départ de son clavier comme un défi, une remise en question. C’est l’occasion de bouleverser le quotidien. Toutes les chansons sont réorchestrées : Stein assure les parties de clavier indispensables, qui sont supprimées quand elles sont superflues (No Time No Rhyme). Certains titres, construits autour d’un thème aux claviers sont abandonnés (Squat, composition de Jean-Luc Gonson, Living In A Big Town, composition de Rémy Hennequin). Don Marquès détend les cordes de sa basse d’un demi-ton pour créer un son plus lourd. Avedis déclenche des séquences de claviers sur un pad. Le groupe s’invente un son plus agressif. Stein scande façon rap sur un Red And Cherrys remusclé. 

Elephant & Castle dégraisse, simplifie son propos : le groupe communique désormais autour de trois signes E&C. Comme un logo, plus graphique, plus visuel.

Une histoire vraie

Première session d’une série d’enregistrements, E&C rentre en studio. Sept jours de production pour un titre, Dry, réorchestration complète et en anglais de Seconde Classe, titre honni dans sa version variété française. Un budget et un planning équivalent à celui de The Green One pour un seul titre. E&C s’offre le lustre et la finesse d’une grosse production. 1993 et 1994 sont consacrés au studio. Dès que les finances le permettent, E&C enregistre au studio Concorde, 24 pistes, à Paris. L’inspiration d’Edouard et Stein tourne à plein. Marquès et Avedis assurent leur part de compositions et d’arrangements. 

Séparation

Afin de tester les nouvelles chansons, la vie en studio est entrecoupée de quelques concerts parisiens dans des grosses salles mythiques : Hard-Rock Café, Gibus et La Loco. Le 26 mai 1994, dans cette boîte de nuit du Moulin Rouge à Pigalle, E&C fait un carton. Fait rare, le public pourtant venu pour danser demande un puis deux rappels. En juin 1995, à la Fête de la musique sur la place Stravinsky à côté de Beaubourg, le groupe se produit devant une foule enthousiaste d’un millier de personnes. Transcendé.

Edouard et Stein se rendent régulièrement à Londres pour démarcher les maisons de disques. En 1995, quand E&C enregistre cinq titres au fameux Studio Plus XXX avec Jean Roussel (qui a travaillé entre autres avec The Police, The Wailers, Roger Glover, Jeane Manson ou Cat Stevens) et signe un pré-contrat de production avec MCA à Paris, le groupe croit à sa bonne étoile. Mais les sessions d'enregistrement sont chaotiques, le producteur et le groupe n'arrivent pas à se comprendre, et la directrice artistique qui a osé la signature est virée lors du rachat de la maison de disques l’année suivante par Seagram.

E&C au Hard Rock Café en 1997

E&C au Hard Rock Café en 1997

Fin 1996, E&C loue une salle parisienne pour y enregistrer un album live. Gros matériel de sonorisation, des centaines d'invitations pour deux soirs. Tout le répertoire du groupe est joué, des nouvelles chansons augmentées de reprises de comédies musicales (Singing In The Rain, Over The Rainbow) que Stein adore. Mais E&C laisse les bandes de côté, n'arrive plus à organiser des séances de travail. Un nouveau manager ajoute aux désolations : délirant, il fait débarquer le groupe dans les salles avec son matos pour un concert auquel le gérant n’a jamais donné son accord. E&C joue dans des conditions abominables.

Désormais, les répétitions se transforment toutes en réunion de crise. « On ne jouait plus, on gérait des problèmes », se souviennent-ils. Toutes les frustrations, les malentendus, les incompréhensions ressortent comme autant de rancunes qui se transforment en disputes, en fâcheries, en rancœurs. Alors le groupe se sépare pour de bon en juin 1997. « J’en pouvais plus. Un jour je suis parti », raconte Stein. « J’en ai eu marre, j’ai arrêté », dit Edouard. Les deux fondateurs du groupe revendiquent sa dissolution. Sans l’un ou l’autre de ses leaders, E&C n’est plus.

Une histoire vraie

« Au bout d’un moment, quand un groupe n’a pas percé, il tourne à vide », analyse aujourd’hui Edouard Poujaud.
Elephant & Castle, c’est l’histoire d’un groupe doué, c’est l’aventure de cinq puis quatre musiciens obsessionnels qui n’ont pas eu de chance. « Quand on est anti-marketing, il en faut beaucoup, de la chance », explique Edouard. Au fond, E&C n’était pas formaté pour ce business de la musique fait de connivences et de réseau. Il était tout le temps confronté à ses propres limites, incapable de percer un plafond de verre puisqu’il n’en connaissait même pas l’existence. E&C s’y est cogné sans savoir à quoi il se cognait.

30 ans après

Après E&C, les musiciens se croiseront pour des collaborations diverses. Stein a monté un duo avec le guitariste Didier Exarchopoulos (père de l'actrice Adèle Exarchopoulos) puis un groupe avec Marquès et Rémy Hennequin en enfin un duo avec ce dernier. Ils composent et se produisent sous le nom de Crocodile Dandy.
Il existe sur le web un bon témoignage d'un de leur concert à l'Alliance française à Madrid en 2011. Recommandé.
En 2014, Edouard Poujaud a composé et produit 1812 - A Russian Tale une comédie musicale sur le retraite de Russie de Napoléon à laquelle Stein a prêté sa voix. On est sans nouvelles de Marquès et Avedis.
Aucun d’eux n’a jamais rejoué un titre d’Elephant & Castle.

Alors, un album, une tournée, des regrets et puis s'en va ? Non, ce serait trop simple.
En 2020, un ami du groupe a retrouvé une cassette démo-5 titres produite fin 1994. Play… et là, l’évidence a ressurgi : E&C savait composer de ces chansons qui restent dans l’oreille. Mélodies faussement simples et arrangements soignés. Ces enregistrements témoignent de la vitalité créatrice d’un groupe alors à son apogée. Chaque titre claque. Ecoute ébouriffante. C’est aussi le chant du cygne : « We’ll never touch the stars, but why do you care », chante un Stein mélancolique dans le dernier couplet du titre Elephant And Castle. « Hoo, my no-generation », feule-t-il. Bilan où sourd l’amer.
Il fallait faire connaitre au public ces titres, témoins d’une époque bénie. Alors, 30 ans après The Green One, Patrice Steinberger et Edouard Poujaud ont fouillé leurs placards, leurs discothèques, leurs disques durs et ont retrouvé 12 titres (dont quatre titres live enregistrés à la délirante fête de la musique 1995) qui font un album. Oublié, perdu. The Lost Album. Aucun regret, aucune animosité. L’histoire est belle. Ils se sont bien amusés.

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